Produits dérivés
Marchands
et financiers vénitiens pouvaient compter sur des profits allant
jusqu’à 40% par an sur des investissements à brève échéance
(semestriels) et cela dans le contexte d’une économie mondiale où le
profit réel, à savoir le « surplus » productif, atteignait dans les
meilleurs cas les 3 à 4% (cf. Figure 2). Par ailleurs, les activités
bancaires des Guelfes noirs florentins, qui étaient comme une
sous-catégorie des manipulations financières vénitiennes, engendraient
des taux de profit certes inférieurs à ceux de Venise, mais néanmoins
suffisamment élevés pour miner la base productive de l’économie réelle.
De
1275 à 1325, le rapport entre le prix moyen de l’or et celui de
l’argent augmenta de manière continue, interrompue seulement par
quelques brèves fluctuations. Le rapport passa ainsi de 8 pour 1 à 15
pour 1. C’est au cours de cette période que Venise, jouant sur son
monopole de l’or mongol et africain, s’empara de l’abondante production
d’argent européen. « Venise détenait la position centrale de marché
mondial des lingots et sut attirer sur le Rialto le volume d’achats et
de ventes en rapide croissance, stimulé par les fluctuations de prix des
deux métaux précieux », écrit Lane. De 1290 jusqu’aux années 1330, les prix des biens les plus essentiels augmentèrent considérablement.
Dans
ce processus de spéculation accélérée, Venise « prit dans son piège les
économies voisines, y compris l’allemande » où se trouvait concentrée
la production d’argent, de fer et de produits ferreux. Après les 1320,
les marchands vénitiens ne prirent plus la peine de se rendre en
Allemagne, les Allemands furent contraints d’ouvrir des succursales à
Venise, d’où le nom de « Fondego de’ tedeschi » (entrepôt des
Allemands). Sur le Rialto, les transactions bancaires s’effectuaient
sans numéraire ; les virements se faisaient entre comptes des marchands,
on accordait des crédits sur un compte courant, on acceptait des
découverts, on créait ainsi de l’« argent fiduciaire » sur lequel on
pouvait spéculer. Les Vénitiens purent le faire parce qu’ils
contrôlaient les réserves, et donc la spéculation monétaire.
Les
fameuses « lettres de change » des banquiers florentins représentaient
en quelque sorte une forme bien plus primitive des « produits dérivés »
tellement sophistiqués qui prolifèrent de nos jours, dévorant l’économie
réelle. De fait, les banquiers florentins imposaient une taxe à
quiconque faisait du commerce, dans la mesure où il fallait payer une
commission sur chaque opération de change et qu’il y avait quantité de
monnaies que chaque ville ou région faisaitcirculait dans sa propre
juridiction. Cette commission prélevée sur le commerce, sous la formedes
« lettres de change », devenait de plus en plus lourde puisqu’il
fallait couvrir aussi les risques découlant des fluctuations dues au
monopole vénitien des métaux précieux. Les lettres de change du XIVème
siècle comportaient en moyenne 14% d’intérêt, un coût tout à fait
comparable à des prêts usuraires.
Venise obligea donc l’Europe à
adopter le système d’or en pillant l’argent. Prenons l’exemple de
l’Angleterre : de 1300 à 1309, elle importa 90 000 livres sterling
d’argent pour la frappe, mais 30 ans plus tard, de 1330 à 1339, elle
réussit à en acquérir seulement 1000. Mais pendant toute cette décennie,
aucune pénurie d’argent ne fut enregistrée à Venise. Les banquiers
florentins, avec leur fameux florin d’or eurent toute latitude pour
spéculer.
Néanmoins, durant la période 1325-1345, il y eut
renversement de la situation. Le rapport entre le prix de l’or et celui
de l’argent commença à chuter, passant de 15 pour 1 à 9 pour 1. Au
moment où le prix de l’argent remontait, après 1330, l’offre était
énorme à Venise. En 1340-50, « l’échange international de l’or et de
l’argent s’intensifia considérablement », affirme Lane, qui documente en
outre une nouvelle envolée des prix des biens.
Les banquiers
florentins se retrouvent du coup piégés. Tous leurs investissements sont
en or, alors que le cours du métal jaune est en chute libre.
Après
l’écroulement de l’or provoqué par les Vénitiens avec leurs nouvelles
pièces de monnaie, les Florentins ne firent de même qu’en 1334 lorsque
c’était trop tard, le Roi de France attendit 1337 et le roi d’Angleterre
1340 avant de lancer la malheureuse tentative que nous avons
mentionnée.
Selon Lane : « La chute du prix de l’or, à laquelle
les Vénitiens avaient résolument contribué par d’importantes
exportations d’argent et importations d’or, en en tirant des profits,
fut néfaste pour les Florentins. Bien qu’ils fussent les dirigeants de
la finance internationale (...), les Florentins ne furent pas en mesure,
contrairement aux Vénitiens, de tirer avantage des changements qui
eurent lieu entre 1325 et 1345. »
Les superprofits de la
Sérénissime dans la spéculation globale continuèrent jusqu’aux désastres
bancaires et à la désintégration du marché qui se produisirent en
1345-47 et au cours des années suivantes.
Dans la période allant
de 1330 à 1350, la Peste noire se répandit dans la Chine méridionale,
tuant 15 à 20 millions de personnes, suite et fin logique du processus
de pillage des Mongols. L’économie mongole se fondait sur d’innombrables
troupeaux de chevaux qui ruinaient l’agriculture de tout l’immense
domaine des Khans. Elle eut aussi pour effet de faire immigrer les
rongeurs porteurs de la peste, confinés depuis des siècles dans une très
petite région du Nord-Est de la Chine, aux régions du Sud et sur les
routes allant vers l’Occident. En 1346, la cavalerie mongole diffusa la
peste dans des villes de la Crimée, sur la Mer noire, d’où elle arriva,
par les routes maritimes, en Sicile en 1347, et de là, à toute l’Europe.
La démographie en Europe avait stagné depuis une quarantaine d’années
et la population s’était concentrée de plus en plus dans des villes où
l’infrastructure sanitaire et de l’eau était très insuffisante. Les
fameux ponts de Florence, par exemple, avaient tous été édifiés au
XIIIème siècle, aucun au XIVème. Le niveau alimentaire s’était dégradé
suite au déclin de la production de céréales.
Après le krach
financier et la diffusion de la peste, le niveau démographique allait
diminuer sur une centaine d’années, passant de près de 90 millions
d’habitants à 60 millions.
Venise : vers la défaite
Dieu
permet le mal car, en le combattant nous devenons des êtres meilleurs,
écrivait Gottfried Leibniz, le philosophe et mathématicien allemand qui,
au XVIIème siècle, fonda la science de l’économie physique. Aujourd’hui
il y a ceux, et ils sont nombreux, qui pensent comme Thomas Malthus
qu’une grande épidémie mortelle serait la meilleure manière de résoudre
le problème de la prétendue « surpopulation ».
Entre 1360 et 1370,
Matteo Villani écrivait dans sa chronique qu’il s’attendait, après la
peste, à ce qu’il y eût abondance de produits pour les survivants. En
réalité, il y eut de nouvelles famines et des hausses de prix
chaotiques. Les prix devaient augmenter pendant toute une génération et,
à partir de 1380, on assista à une forte déflation et à l’effondrement
des revenus.
En 1401, le roi Martin Ier d’Aragon expulsa les
« banquiers italiens » de son royaume. En 1403 Henri IV d’Angleterre
imposa des réglementations très rigides à leur activité dans son pays.
En 1409, en Flandre, les banquiers génois furent envoyés en prison. Un
an plus tard, tous les marchands italiens furent expulsés de Paris.
Lorsque Louis XI devint roi de France en 1461, il régla les affaires
monétaires et financières du pays sous sa souveraineté pour faciliter la
rapide reconstruction des villes et de l’infrastructure. Que ce soit
dans la France de Louis XI ou l’Angleterre d’Henri VII, des « formes d’économie nationale mercantiliste se combinaient à une hostilité résolue à la technique financière italienne ».