Le règne de la Quantité et les signes des Temps, chapitre 10, un passage d’anthologie sur le symbolisme complémentaire
du sédentaire (Abel) et du nomade que je vous conseille vivement.
" Ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là même qu’ils
sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes ; et
en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même ;
cette fondation n’a d’ailleurs lieu que bien après qu’il a été fait
mention de ses occupations agricoles, ce qui montre bien qu’il y a là
comme deux phases successives dans le « sédentarisme », la seconde
représentant, par rapport à la première, un degré plus accentué de
fixité et de « resserrement » spatial. (...)
par la force des choses, les sédentaires en arrivent à se constituer des
symboles visuels, images faites de diverses substances mais qui, au
point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours
plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de
toute formation spatiale.
Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites comme tout ce
qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent des
symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle
migration (...)
Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture,
sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient
dans l’espace ; les nomades créent les arts phonétiques (musique,
poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le
temps ; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout
art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce
n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en
réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le « jeu »
purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains.
Voici donc où se manifeste le complémentarisme des conditions
d’existence : ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans
l’espace ; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le
temps. "
Mais aujourd’hui la vie sauvage et nomade a disparu en France avec la généralisation des clotures, les moutons ont été remplacés par les vaches.