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Commentaire de Éric Guéguen

sur Conférence : Frédéric Lordon et Fabien Danesi


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Éric Guéguen Éric Guéguen 5 mars 2013 12:40

Bonjour à vous et merci pour ces précisions importantes.
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Je vais m’employer à dissiper le « malentendu dommageable » dont vous faites état. Pour tout dire, je ne m’en tiens pas à une lecture « sèche » de Spinoza, mais à une mise en perspective de l’apport spinoziste en philosophie politique ainsi qu’à une interrogation quant aux motivations qui conduisent aujourd’hui beaucoup d’acteurs en sciences sociales à remettre Spinoza à l’honneur (et c’est tant mieux, cela dit).
De ce fait, je focalise mon attention sur ce que dit Spinoza de la nature (et de l’état de nature), des points communs et des divergences entre les êtres, et du problème politique majeur – à mes yeux – à travers l’histoire : la conciliation de l’un et du multiple, de l’individu et de la « société ».
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En quelques mots, ma thèse est la suivante : le devenir politique de l’Occident a vu émerger lentement l’individu. Cette résolution de la matrice originelle a eu quantité d’avantages qui nous sont devenus évidents avec le temps, mais aussi quelques inconvénients, trop longtemps négligés et qui nous reviennent aujourd’hui en plein visage. Les êtres déliés se sont mis à se comparer, à s’évaluer individuellement, sans aucune autre référence que leurs fins particulières, et l’égalité est devenue un mot d’ordre. La démocratie moderne s’est cristallisée autour de ses revendications qui, pour légitimes qu’elles étaient, ont aussi contribué à faire progressivement disparaître la politique au profit de l’économie, et en particulier du capitalisme. Ainsi notre régime représentatif a-t-il été conçu, non comme un pouvoir, mais comme un contre-pouvoir, comme le droit de se détacher de la politique sans subir de fâcheux retours de bâton. Atomisation dans un premier temps, relativisme dans un second temps, et, par voie de conséquence, la démocratie de masse devient un problème dans la mesure elle ne reconnaît que l’autorité des majorités… exactement comme le marché, d’où l’impuissance de nos hommes et femmes politiques. Autrement dit, nous sommes maintenant dans une situation paradoxale où la démocratie se défie du capitalisme et prétend le (re-)mettre au pas munie de sa seule arme : le nombre. Or, de quoi se repaît chaque jour davantage le capitalisme ? Précisément du nombre, indistinctement. Le régime représentatif actuel n’est pas la trahison des aspirations démocrates, c’en est en fait la lente agonie programmée.
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Qu’est-ce qu’a à voir Spinoza dans tout ça ? C’est assez simple. Eu égard à ce que l’École de Salamanque a développé comme l’ « état de nature » moderne, l’homme est un atome délié originellement, libre et égal à tout autre. Vous m’objecterez à votre tour que cette égalité n’est que formelle, tout comme cette idée de « contrat social originel », mais nos concitoyens y croient malheureusement dur comme fer, au pied de la lettre. Quelles alternatives a-t-on aux apories du contractualisme (Hobbes-Locke-Rousseau-Kant-Rawls) ? La théorie du marché natif (libéraux et utilitaristes)… pas évident de se saisir de ça pour contrer Hayek et son Homo Mercator à l’état de nature. Quid alors ? Les Anciens ? Non, car il nous faut rester modernes, assumer la rupture brutale d’avec la nature qui a permis à l’individu d’émerger (individu qui doit rester le point focal de la pensée politique) et l’on ne peut faire droit aux déterminismes naturels (injustes car vecteurs d’inégalités) que les Grecs ont mis au jour. Donc non. En revanche, il y a un penseur qui n’a pas misé sur le marché, et qui a récusé dans son Traité politique l’idée aporétique d’un contrat social et qui, il faut bien le dire, a bien peu d’égards pour les Grecs qu’il a tant lus : Spinoza. Et comme vous le dites vous-même, Spinoza n’est pas à proprement parler un « individualiste », il est plus subtil à ce sujet et prend en considération le déterminisme communautaire. Voilà en quoi il revient à la mode : il permet de penser le déterminisme contre le libéralisme économique, sans pour autant en appeler à une vision holiste, naturaliste, organiciste de la « société » à la manière des Anciens. Enfin, le conatus peut tout à fait trouver des résonnances dans la société de consommation, inéluctable, voire la légitimer par certains côtés, tout en faisant droit aux revendications conatives des plus démunis.
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Peut-être trouverez-vous que je dévoie le propos de Spinoza (dont je n’ai lui que l’Éthique, le TP et le TRE). Je l’ai dit plus haut, il me faut absolument lire le livre d’Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, curieusement LA référence pour les penseurs en sciences sociales désireux d’en découdre avec le capitalisme (je vous promets que je n’exagère pas). Peut-être que d’autres pistes me seront alors offertes, qui sait !
En tout cas, si vous vous êtes spécialisé dans Spinoza, bravo et encore merci pour votre intervention. Je ne suis, malgré tout, pas tout à fait convaincu d’avoir déformé la pensée de Spinoza au sujet du droit naturel, de l’individuation du conatus et – point sur lequel vous êtes le plus en désaccord – sur le vague qu’il laisse quant à une démocratie sans véritablement de projet et de bien commun (dernières lignes du TP inachevé, comme vous l’avez dit, et désolidarisation de la morale et de la politique).
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Bien à vous,
EG


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